L’empathie au bloc opératoire

À tous les âges de la vie, prendre soin

L’empathie au bloc opératoire

Comment le patient vit-il son accueil au bloc opératoire ? En tant que soignant, comment concilier empathie vis-à-vis des patients et distance professionnelle dans un cadre réglementé et parfois anxiogène pour le patient ?

Le 23 mars dernier, le Programme Interdisciplinaire de recherches médecine/sciences humaines et sociales de l’Université Sorbonne Paris Cité « La Personne en Médecine » et l’Espace de Recherche et d’Information sur la Greffe Hépatique de l’hôpital Beaujon proposaient d’en débattre lors d’un café éthique.

Retour sur les apports philosophiques partagés par les intervenants : Stanislas Kandelman, anesthésiste-réanimateur et responsable de la coordination des prélèvements d’organes et de tissus Beaujon, Céline Lefève, maître de conférences en philosophie de la médecine et responsable du Programme USPC «La Personne en médecine», Université Paris Diderot et directrice de la Chaire coopérative « Philosophie à l’hôpital » (AP-HP/ENS) et Valérie Gateau, post-doctorante Espace Recherche et Information sur la greffe hépatique (ERI) Beaujon, Centre Georges Canguilhem, Université Paris Diderot.

On entend beaucoup parler d’empathie en médecine, et les anglo-saxons ont deux mots pour désigner les deux sens du soin. Le « cure » (soigner, au sens de « traiter ») et le « care » (soigner au sens de « prendre soin »). En médecine, soigner comporte cette double nécessité : « traiter la maladie » et « prendre soin de la personne ».

Si la médecine et les pratiques infirmières nécessitent l’acquisition de compétences scientifiques et techniques essentielles, le soin est un engagement éthique, dont on attend en général qu’il se traduise notamment par des manifestations d’empathie vis-à-vis du patient.

De plus, « Dans l’univers soignant, de nombreuses études ont démontré l’impact positif de l’empathie sur les patients, que ce soit en termes de satisfaction vis-à-vis des soins reçus, de bien être psychologique, d’observance des prescriptions, de santé physique, et même de moindre tendance des patients victimes d’erreurs médicales à poursuivre leur médecin » 1.

Empathie un jour, empathie toujours ? 

L’empathie désigne la capacité que nous avons de nous représenter ce que l’autre éprouve dans une situation donnée et d’en comprendre les enjeux (psychiques, éthiques, existentiels, etc.) pour lui. Et dans le soin, on s’accorde à dire que l’empathie c’est « ce qui témoigne de l’attention à la souffrance de l’autre ». Or, comme le dit Anne Fagot Largeault, « Aller vers ceux qui souffrent et vouloir leur venir en aide, leur faire du bien, est la motivation initiale de la plupart des soignants, sensibles à l’appel de la souffrance, ressentie comme une injustice contre laquelle il faut lutter » 2.

Pourtant, l’empathie diminue avec le temps 3, et « il n’est pas rare que de jeunes étudiants en médecine ou en sciences infirmières qui ont commencé leur apprentissage animés d’un grand zèle humanitaire, deviennent après quelques années d’exercice des praticiens indifférents, pressés, fuyants, voire cyniques, qui n’écoutent plus les malades, méprisent leurs infirmités, négligent de traiter leurs douleurs, commentent leurs misères avec vulgarité 4».

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette diminution de l’empathie au fil du temps. D’abord, le rôle des modèles, très bien identifié et décrit par Éric Galam sous le terme du « hidden curriculum » : « Venant compléter la formation officielle universitaire et clinique, ces commandements peignent les contours du « bon » médecin. Le « bon » médecin ne se trompe pas, il n’hésite pas, il ne se dispute pas avec ses collègues ni avec ses patients et il ne se fatigue pas, même s’il travaille 30 heures d’affilée sans dormir. Surtout, il n’est pas sujet aux émotions malgré sa proximité avec les souffrances des patients et les soins qu’il est amené à leur prodiguer.

À quoi s’ajoutent des manques dans la formation (initiale et continue) consacrée à la compréhension des expériences et besoins des malades et à l’éthique du soin. Enfin, les contraintes économiques pèsent sur l’hôpital et mettent les équipes sous pression. Bref, comme le résume Christian Dejours, pour certains, « les états d’âme, c’est du passé. Ici on n’a pas de temps pour ça »5 . L’empathie relève d’une disposition éthique qui s’exerce, se cultive à travers la formation et la pratique (comme les codifications ou reporting etc.)6.

Le bloc opératoire, lieu d’anxiété 

Or, s’il y a bien un endroit où l’empathie semble nécessaire, c’est au bloc opératoire. En effet, 60 % des opérés sont anxieux. Cette anxiété est liée à l’intervention prévue, mais aussi au lieu souvent inconnu et dans lequel toute stimulation peut générer du stress et de l’anxiété : stimulations visuelles (lumières ambiantes, scialytique, décor), auditives (langage, conversations du personnel, bruits des instruments, déballage des matériels, alarmes diverses, bips), kinesthésiques (température, inconfort d’installation, manipulation)7.

Et dans ces situations anxiogènes, les patients « préfèrent » l’empathie. Dans une étude récente8, 65 % de la satisfaction des patients interrogés était attribuée à l’empathie du chirurgien. La satisfaction ne variait pas avec le temps d’attente ni avec le temps passé avec le chirurgien, mais avec l’empathie. Une autre étude montre l’importance de la relation avec le patient pour l’arrivée au bloc opératoire : les patients sédatés arrivent « groggys » mais anxieux au bloc, tandis que ceux qui ont eu une consultation d’anesthésie dans laquelle ils ont été rassurés arrivent calmes sans sédation9. La relation compte donc au moins autant que les traitements, et les équipes en ont conscience et tentent de développer le plus possible la bienveillance. L’empathie au bloc opératoire apparaît comme un élément important dans l’ensemble de l’accueil et de la prise en charge autour d’une intervention – depuis l’admission jusqu’au retour à la chambre.

Aussi, un premier pas consiste sans doute à faire l’effort qui consiste à se souvenir que nous partageons tous, soignants et soignés, des vulnérabilités et des inquiétudes communes.


1. J. Lecomte, L’empathie et ses effets, Savoirs et soins infirmiers 2010. 2. À. Fagot-Largeault, 2010 3. The Devil is in the Third Year : A longitudinal Study of Erosion of Empathy in Medical School Hojat et al. Acad Med. 2009 ; 84:1182 – 1191 4. A. Fagot-Largeault, 2010 5. C. Dejours « Quand le « tournant gestionnaire » aggrave les décompensations des soignants » , in Omerta à l’hôpital. Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, V. Auslender (dir.), Paris, Michalon, 2017 6. C. Lefève, « Peut-on former au soin dans la violence ? », in Omerta à l’hôpital. Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, V. Auslender (dir.), Paris, Michalon, 2017, p. 221-239. 7. E. Chabay, M. Chinouilh, C. Pignoux, B. Fontaine, Accueil au bloc opératoire : prise en charge de l’anxiété 8. Physician empathy a key driver of patient satisfaction, American Academy of Orthopaedic Surgeons, 2016 9. Therapeutic Benefit of the Anesthesiologist– Patient Relationship, Egbert, 2013